ENTRETIEN AVEC PIERRRE BOURDIE§U / Des turbans parlants

Publié le par Bourdieusan

Pierre Bourdieu parle de l’Islam et de l’intellectuel collectif.
Interview par Franz Schultheis et Anna Schosser, Frankfurter Rundschau, 21 novembre 2001.

[traduction française par Marie Meert, pour Les Pages Bourdieu
   
FR : Il y a quelques semaines paraissait en allemand un autre volume de vos interventions intellectuelles (Contre-feux 2). En quoi consiste la mission de l’intellectuel dans des situations comme la crise actuelle ?

Pierre Bourdieu : J’ai commencé à faire de la sociologie lorsque j’ai été appelé au service militaire en Algérie, pour des raisons que l’on peut qualifier de politiques. Je voulais essayer de mettre à la disposition des Français les moyens de se faire une idée réaliste de la situation là-bas. Je me suis rendu compte à ce moment que les choses qui sont discutées dans le domaine de la politique ne peuvent pas être seulement l’objet de prises de position personnelles. La tâche ne consiste pas simplement à exprimer des opinions, aussi nobles et progressistes soient-elles, mais à fournir le tableau le plus authentique possible de la réalité – et ce faisant, des raisons d’agir. J’ai donc entamé un travail scientifique qui n’est pas un but en soi, mais veut combler un vide politique, ou plutôt, un vide de la pédagogie politique. Mais c’est tout à fait autre chose qu’élaborer un programme politique agrémenté de légitimations scientifiques.

 

Dans ce contexte, je revendique depuis longtemps déjà l’établissement de « l’intellectuel collectif », soit une organisation réunissant des spécialistes, économistes, sociologues, ethnologues et historiens qui sont décidés à mettre leurs compétences réunies à la disposition des citoyens pour leur fournir des instruments scientifiques leur permettant de comprendre dans leur complexité les problèmes de l’actualité, que ce soit en Afghanistan, en Israël ou en Irak.

 

FR : Pour en venir aux problèmes actuels, voyez-vous dans le fondamentalisme religieux une forme de résistance à la mondialisation ?

PB : Le fondamentalisme islamique est une réaction extrême mais compréhensible à la situation des états et des peuples arabes et islamiques. La logique qui régit aujourd’hui les univers économiques et politiques, celle du double standard, « deux poids, deux mesures », contribue à ce développement. Je pense que toute personne qui participe d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à la vie arabe ou à l’Islam, expérimente chaque jour des atteintes ou des humiliations, en actes, en décisions politiques ou en paroles. Et si le problème israélo-palestinien se trouve au cœur de cette expérience d’injustice scandaleuse, c’est parce que cette logique y est représentée, en dépit de tous les semblants de solutions, sous une forme concentrée et condensée.

 

FR : Que peut-on faire face à cela – et quelle est la tâche de l’intellectuel dans cette situation ?

PB : Les intellectuels algériens, syriens, égyptiens, iraniens et libanais n’ont cessé de faire appel au soutien des nations dites démocratiques et de leurs intellectuels. Ils ont vu que le combat qu’ils menaient dans leur propre pays contre les partisans de l’abrutissement des masses était condamné à l’échec, dans la mesure où se poursuivait la politique du double standard – accompagnée de l’indifférence des intellectuels occidentaux qui favorisent ce développement, en ne faisant rien ou presque rien pour le combattre.

 

FR : Comment expliquez-vous la croissance du fondamentalisme ?

PB : Si la résistance à l’impérialisme économique et culturel des pays occidentaux et en particulier des USA a pris la forme d’un fondamentalisme religieux, c’est peut-être parce que les pays touchés par cet impérialisme ne disposent d’aucune autre ressource culturelle mobilisable et mobilisatrice. On peut déplorer – et beaucoup d’arabes et de musulmans le font – que la résistance contre l’hégémonie et l’impérialisme n’ait pas trouvé d’autre moyen d’expression que celui qu’offre la tradition religieuse, souvent dans sa formule sévère et archaïque. Mais il ne faut pas oublier par ailleurs que les structures économiques et sociales qu’a contribué à produire la domination coloniale et néocoloniale, n’ont pas favorisé la modernisation du message religieux et que les pays occidentaux et leurs services secrets ont travaillé sans relâche à étouffer dans l’œuf tous les mouvements politiques et culturels progressistes – et qu’ils continuent à le faire aujourd’hui. Le drame des damnés de la terre, des Latino-américains, des Africains ou des Asiatiques, est une ironie tragique de l’histoire. Pour défendre leur cause aujourd’hui, il ne peuvent plus s’appuyer que sur les individus et les peuples qui, sur base de leur conservatisme – pas seulement religieux – ont été instrumentalisés par les dominants pour combattre ceux qui ont monopolisé naguère la défense des intérêts des personnes impliquées dans les luttes de libération. L’alliance entre Bush et Poutine par rapport aux Afghans et aux Tchétchènes symbolise cela de manière tragique.

 

FR : Comment voyez-vous le rôle futur des USA – en particulier face à la situation politique mondiale explosive ?

PB : Je pense qu’il faut attaquer l’idée que les États-Unis représentent une sorte de police du monde, en concevant et en installant une institution internationale qui s’occupe de conflits sociaux dans le monde entier en prenant en compte leur interdépendance – qui s’occupe donc de l’Afghanistan mais aussi du problème de la dette du tiers monde, de la Palestine, mais aussi du problème des traités commerciaux, de l’Irak, mais aussi du prix des matières premières, etc. L’aveuglement consécutif à une longue tradition d’hégémonie est il vraiment si insurmontable, que les Américains ne puissent un jour comprendre, à partir de leurs intérêts les plus personnels, qu’une issue à l’équilibre de la terreur – dont eux aussi ont à présent vécu les répercussions - ne pourra être trouvée que s’ils se comprennent eux-mêmes comme nation à côté d’autres nations, et même si c’est comme prima inter pares ? Dans cette position ils pourraient alors se livrer au jugement de la communauté des peuples.

 

Il n’y a pas d’exception américaine. Et les USA ne pourront espérer une paix mondiale et aussi intérieure que quand ils seront disposés à se voir ni comme des juges qui disent le droit, ni comme des policiers qui l’exécutent, mais à être comme tous les autres, c’est à dire en même temps juge et partie. Dans ce sens ils auraient toujours le droit de demander des comptes, mais eux-mêmes seraient également obligés de rendre des comptes - en particulier sur leur politique extérieure.

 

FR : Qu’est-ce qui pourrait amener les États-Unis à renoncer volontairement à leur position de force ?

PB : Je ne demande pas aux Américains, comme d’autres l’on fait, de partager leur pouvoir. Il est naïf de faire appel aux sentiments sur de tels sujets et avec de tels interlocuteurs, même s’il s’agit du sentiment de justice entre personnes et entre nations. Il suffit déjà de reconnaître que la logique de l’arbitraire royal, du quia nominor leo (parce que je m’appelle lion) ne peut plus s’appliquer dans ce monde où les plus faibles sont poussés au désespoir complet et donc aux dernières extrémités tout en ayant un accès presque illimité à toutes sortes d’armes. Leurs adversaires tout-puissants, qui eux-mêmes ne reconnaissent aucune frontière, se trouvent donc en bien mauvaise posture pour réclamer aux plus faibles de mettre encore des limites à leur pouvoir déjà si faible.

FR : Pouvez-vous être optimiste lorsque vous regardez les événements politiques mondiaux actuels ?

PB : Je pense que la sociologie permet de comprendre des événements exceptionnels au moins dans leur logique interne, comme les attentats de New York, dont la forte charge symbolique n’a échappé à personne. Il est remarquable que les médias, qui jusqu’à présent n’avaient d’yeux que pour les utopies militaires les plus folles du type Star Wars et pensaient exclusivement en dimensions de missiles, de fusées et de guerres atomiques, ont subitement reconnu grâce aux événements d’Afghanistan, que si l’on veut comprendre des développements qui ne sont plus explicables par la logique rationnelle de l’optimisation des coûts et des profits, l’on doit interroger des géographes, des linguistes, des ethnologues, des historiens ou même des sociologues.

 

Simultanément, les damnés de cette terre, Afghans ou Pakistanais apparaissent brusquement dans les journaux, et partout on lit et on entend les déclarations souvent sensées et nuancées de tous ces musulmans à turban, qui jusqu’à présent étaient simplement objet de dédain et de mépris. J’aimerais bien dire à tous ceux qui normalement font exclusivement confiance à l’économie, que l’une des caractéristiques positives de la crise consiste à remettre en mémoire les limites du mode de pensée économique et de ses modèles mathématiques et en même temps à ranimer l’intérêt pour les sciences sociales et leurs modèles. Il est vrai que ces derniers ne sont ni formalisés ni formalisables, mais qu’ils n’en sont pas moins précis et utiles, voire absolument indispensables pour pouvoir agir rationnellement.

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