LAURENT LEMIRE / Un tag sur la statue.

Publié le par Bourdieusan

 Le Nouvel Observateur – Dossier N°1765 – La semaine du 03 septembre 1998.

Dans « le Savant et la politique », Jeannine Verdès-Leroux fait un portrait à charge du sociologue, accusé d'être plus un militant qu'un vrai scientifique. Jusqu'à le comparer - sérieusement - à Lénine!
Depuis le succès de la petite collection Liber/Raisons d'agir, Pierre Bourdieu suscite haine et passion. Quelques intellectuels jusqu'alors en vue supportent mal de se faire damer le pion de la célébrité par ce très actif professeur au Collège de France qui se présente comme la seule vigie de la gauche militante et contestataire. D'où cette attaque en règle, première torpille d'envergure contre la citadelle bourdieusienne.

Jeannine Verdès-Leroux, sociologue spécialiste des rapports entre les intellectuels et le communisme, a voulu écrire le livre noir du bourdieusisme - le sous-titre ne laisse planer aucune ambiguïté : « Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu ». La thèse est simple. Pierre Bourdieu, dit l'auteur, profite de sa notoriété et de ses travaux prétendument scientifiques pour délivrer un message idéologique. Et cela depuis au moins une vingtaine d'années. Autrement dit, l'auteur de « la Distinction » serait devenu le gourou d'une dangereuse secte de gauchistes abritée par le Collège de France !

Jeannine Verdès-Leroux entreprend donc une évaluation de l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Ses conclusions sont sans appel. « Pierre Bourdieu, dans une langue rébarbative, donne l'idée qu'il fait un métier rébarbatif, dans un monde lui-même rébarbatif. » Tout le livre est à l'image de ce jugement peu amène. « Dans son autopromotion, Pierre Bourdieu se déclare seul contre tous ; outre l'agacement que cette attitude nous donne, on est très étonné du décalage énorme entre les résultats qu'on a lus et ce qu'il prétend avoir établi, démontré. Réfractaire à sa théorie, je le suis aussi à cette activité de manipulateur dans le champ intellectuel, au fait qu'il pousse le show-business trop loin... Mais une raison de plus m'a amenée à réagir à ses écrits : la nouvelle figure d'intellectuel qu'il assume. »

Nous y voilà ! Parce que l'homme est désormais trop médiatique, donc agaçant, faudrait-il jeter aux oubliettes le concept de l'habitus, le rapport dominateurs-dominés ou la société envisagée comme un processus de différenciation et de distinction, bref tout ce qui a forgé la réputation de Bourdieu et a fait de lui un penseur reconnu dans le monde ? On peut se déclarer pour ou contre Bourdieu sans pour autant vouloir réduire tous ses travaux en cendres. Le CNRS lui a tout de même décerné sa médaille d'or en 1993 ce qui en fit le premier sociologue à recevoir la plus haute distinction de la recherche française...

Comme Julien Gracq qui parlait de « littérature à l'estomac » pour qualifier le milieu de la critique et des prix littéraires, Jeannine Verdès-Leroux considère l'entreprise Bourdieu comme une « sociologie à l'estomac » composée de livres indigestes et de concepts frelatés. L'oeuvre est jugée en quelques formules acides : « Peu de résultats, mais des programmes très ambitieux, une théorie qui poursuit son chemin à l'abri de vraies mises à l'épreuve... » La philippique s'en prend avec la même violence aux derniers ouvrages, comme le texte intitulé « Comprendre » placé à la fin de « la Misère du monde ». Commentaire de Jeannine Verdès-Leroux : « Comment tant d'erreurs peuvent-elles être énoncées avec tant d'arrogance, de cuistrerie ? Comment tant de propositions burlesques peuvent-elles être ressassées sans que personne ne réplique ? »
À la fin de ces deux cent cinquante pages, on se dit que Pierre Bourdieu est habillé pour l'hiver. L'attaque procède de l'amour déçu, avec tous les excès que comporte l'exercice, comme celui de rapprocher une citation tirée de « la Distinction » sur l'analyse de la petite-bourgeoisie avec l'extrait d'un article de Pierre Gaxotte publié en 1936 dans « Je suis partout ». La référence ne semble pas innocente. Elle paraît surtout déplacée.

Il y a deux ans, Claude Grignon, un autre dissident de l'équipe Bourdieu, examinait avec plus de calme sa désillusion dans un article publié dans « la Revue européenne des sciences sociales ». Jeannine Verdès-Leroux va plus loin, et pousse la comparaison entre Bourdieu et... Lénine. « Le parallèle avec Lénine va loin à mes yeux, car il fait comprendre la singulière parenté de Pierre Bourdieu ; il répète "je n'aime pas en moi l'intellectuel". J'ai compris que c'est parce qu'il veut être autre chose qu'un intellectuel ; chez Lénine et chez Bourdieu, on remarque l'ampleur, la démesure du projet qu'ils s'assignent, et le rôle prééminent, écrasant qu'ils se donnent. »

L'homme bien sûr est fier, conscient de sa position d'intellectuel reconnu et courtisé, et qu'il règne en despote sur son petit groupe. Mais est-il le seul ? Faut-il pour autant déboulonner toute son oeuvre avec sa méthode, sous prétexte que le militantisme a parfois empiété sur le sens critique ? Jeannine Verdès-Leroux pense que oui. Elle y met un certain acharnement. A maintes reprises, elle fustige le sabir de Bourdieu. Est-il le seul sociologue dans le monde à se délecter d'une prose souvent hermétique ? D'autant que Bourdieu - et c'est visiblement ce qui agace Jeannine Verdès-Leroux - est capable d'utiliser le langage simple et efficace des pamphlétaires quand il s'agit de dénoncer dans ses libelles le pouvoir de la télévision ou les collusions qui existent entre les intellectuels et ce pouvoir.

Faudra-t-il choisir entre le diable et le Bourdieu comme le laissait entendre Frédéric Pagès dans « le Canard enchaîné » pour ironiser sur ce débat finalement très parisien ? Le professeur au Collège de France, directeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, n'aurait sans doute pas suscité de telles clabauderies s'il s'était contenté de rester un homme ennuyeux et jargonnant, enfilant les concepts comme des perles et vénéré dans les seules sphères spécialisées. Mais voilà, Bourdieu s'est pris pour un nouveau Sartre. Un intellectuel engagé sur le terrain de la gauche morale, dont il se veut le parangon, désignant les médias et la plupart des intellectuels à la vindicte publique, requérant contre l'euro ou avocat des sans-papiers, des chômeurs et des laissés-pour-compte de la société libérale. On aurait tout de même aimé savoir pourquoi les petits livres de sa collection Liber/Raisons d'agir remportent un tel succès auprès d'un lectorat aussi vaste. Trois titres, dont deux de Pierre Bourdieu lui-même, figurent dans la liste des vingt meilleures ventes en France et « Contre-Feux » est depuis des semaines en tête du palmarès de la librairie Gallimard à Montréal.

L'ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux pointe certes des approximations, voire quelques lapalissades dans le travail du sociologue ou dans son interprétation toute personnelle des sondages et des statistiques. Il ne convainc pas sur le fond, pas plus que n'ont porté leurs fruits les piques contre Foucault, Lacan, Deleuze et quelques autres. Ces excès et ces haines rentrées risquent fort au total de servir les intérêts de Pierre Bourdieu. Et d'en faire l'intellectuel solitaire de cette fin de siècle.

« Le Savant et la politique », par Jeannine Verdès-Leroux, Grasset, 260 p., 125 F .

Publié dans Analyses

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N
<br />  <br /> <br /> <br /> Bonjour,<br /> <br /> Le blog de la revue Terrain* vient de publier un billet sur "La force de l'habitus" : http://blogterrain.hypotheses.org/3915.<br /> Ce billet se réfère à une interwiew de Pierre Bourdieu en accès libre.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Bien cordialement,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Natacha Bitton<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> * La revue Terrain est une revue d’anthropologie centrée sur l’Europe, éditée par le ministère de la culture et la Maison des sciences de l'homme.<br /> Le but de son blog est de mettre en avant le regard des ethnologues sur l'actualité.<br />
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B
Bonjour à tous,... pas sympa son ancienne étudiante avec le Pierre.
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